Il semblait bien y avoir deux démarches, dans l'œuvre de Sébastien Russo : l'une où les personnages en pied ou en buste, étaient seuls au milieu du support. L'autre, où l’œil du spectateur était à la fête, face à chaque toile fourmillant de subtiles vibrations, comme impatiente de "narrer" son histoire, en une sorte d’explosion, d’élan heureux des couleurs !

          En effet, l'artiste créait des personnages aux traits raboteux comme lourdement ridés ; aux moitiés de visages dissymétriques, déséquilibrés par les grimaces du faciès ; à la chevelure hirsute souvent partiellement cachée sous des sortes de coiffes ? de foulards ? Sous lesquelles parfois disparaissait un œil. Lorsqu'ils étaient en pied, ces pieds -énormes !- supportaient des jambes grêles écrasées par des corps à demi-dissimulés sous des oripeaux ficelés autour de leur taille fine ; au-dessus desquels le buste était couvert d'une sorte de justaucorps au large décolleté donnant naissance à un long cou ; lequel supportait la minuscule tête déjà évoquée. Et, de chacun, partaient des bandelettes raides et pointues comme des sabres, déséquilibrant la silhouette de ces personnages.

          Lorsque la tête était seule, hurlante et grimaçante, dents énormes en évidence, elle s'appuyait sur un cou en tire-bouchon, yeux clos, paupières serrées sur son cri. Des espèces de longues oreilles lui partaient de la tête, ainsi qu'un embrouillamini de cheveux polychromes. 

          Il faut dire que si les personnages de ses tableaux étaient peints avec des proportions fantaisistes et sans aucun fond, Sébastien Russo possédait intuitivement la capacité de créer, à partir de ces disproportions répétitives, une sorte de "respiration" équilibrée, et subséquemment une grande harmonie. Ces déséquilibres pourraient bien, en fin de compte, avoir été les éléments essentiels qui constituaient l’originalité de ce créateur, et rendaient ses œuvres immédiatement reconnaissables.

 

Couverture du livre de Seb Russo
Couverture du livre de Seb Russo

          Mais il proposait aussi une autre partie qui emmenait le visiteur dans une création beaucoup plus fantaisiste !  Car, avant tout, et de tout temps, cet artiste a été un coloriste. Possédant un sens inné des nuances, qui lui faisait associer des rouges et des jaunes en des progressions chaleureuses et éclatantes comme des envols d’oiseaux bigarrés ; des bleus de grands ciels ; et des verts des sylves gorgées d’eau ! Tout cela joint au mouvement propre des personnages de la toile, d’autant plus "mobiles", que le peintre organisait chaque œuvre en une sorte de progression labyrinthique qui l’équilibrait en tous sens, la rendait "lisible" quelle que soit son orientation ! Au point que le visiteur avait le sentiment d’entrer en une oasis où tout n'aurait été que danse et harmonies cinétiques!  

          Car se posait la question de savoir qui étaient les créatures élaborées sur la toile par Sébastien Russo ? Etaient-elles simplement les projections fantasmatiques de leur auteur ? Car oiseaux, personnages ectoplasmiques ou mutants embryonnaires de quelque lointaine galaxie, tout se passait comme s’il sélectionnait des moments précieux de vagabondages erratiques, et les enfermait dans des alvéoles où il incomberait à chacun de devenir une histoire à faire rêver quiconque s’aventurait dans leur univers ! D'autant que -malgré quelques écritures sporadiques peut-être en espagnol-, aucune connotation géographique, sociale, temporelle n’existait, susceptible d’apporter la moindre indication. Il s’agissait d’une sorte de non-monde, de non-formes apparemment sans aucune définition précise. 

          Néanmoins, ces scènes étaient sereines, possédant une évidence tranquille ! Des "histoires" en couleurs douces, pour lesquelles, là encore, Sébastien Russo possédait un véritable instinct : jamais de noirs, ou alors en surlignages fantaisistes. A peine quelques blancs vaporeux rehaussant ces plages colorées évoquées plus haut ; et faisaient de ces tableaux en demi-teintes, des “images” calmes, reposantes, voire oniriques : une œuvre originale, poétique et jubilatoire, qui émoustillait l’imaginaire et faisait rêver le spectateur.

 

          Une œuvre qu'il a continuée avec une belle constance au fil des années. Mais peut-être, justement, est-ce le poids de ces années qui l'a amené à se pencher sur son passé, revivre son adolescence surtout, période où s'est précisée son envie de peindre et de dessiner, se heurtant alors à l'incompréhension familiale ! Que de courage ne lui a-t-il pas fallu pour tenir bon, se "débrouiller" tout seul, accéder à une école d'art, vaincre la solitude et le fait d'être un enfant du peuple au milieu de jeunes bourgeois pleins de morgue et de professeurs trop souvent sarcastiques ! C'est cette aventure qu'il raconte dans un joli livre intitulé (quelle coïncidence !!) "Une vie de dessins". Et tout au long des avatars rappelés, l'ouvrage est jalonné de (nouvelles) peintures hautes en couleurs et de dessins de plus en plus originaux. 

          Cet ouvrage remémorant le fil de son histoire, met à l'évidence l'omniprésence de son père dans sa vie. Place de choix, même si le travailleur italien exilé en France n'a jamais compris ses aspirations. En atteste une phrase, toute simple mais irrépressible, "J'irai quand même !" qui résume bien la détermination du fils décidé à Ouvrage surprenant, également, car Sébastien Russo commence très fort, avec ce personnage bancal, vu de dos, seul sur la terre nue, face à un décor urbain tout noir ! Que de symboles, sur cette page, sans parler du fait qu'il soit boiteux, et que sa main gauche levée ressemble à s'y méprendre à la Faux ultime ! Ce que corrobore le titre : "Une vie de dessins" : le problème est ainsi bien posé : peindre ou mourir ! 

          Et le fait que le second dessin soit récemment daté et en couleurs, n'est pas anodin : il exprime le chemin parcouru entre le misérable boiteux représentant le Sébastien Russo luttant contre l'adversité, et le "Seb" actuel. En somme et, bien qu'il le dise avec des fleurs, il apparaît que la lutte continue, même si elle se déroule en des temps meilleurs ! 

          Il est bon, pour le lecteur, de suivre son chemin au long des dessins suivants, tracés à lourds traits noirs, -sans doute au fusain ?-, qui suggèrent rage et angoisse par la violence avec laquelle ils sont jetés sur le papier ; et puis les autres, ceux qu'il a sans doute "appris" à faire aux Beaux-Arts, en couleurs, très géométriques, tracés au cordeau, sans aucune liberté de dépasser le trait ! Jusqu'à celui en noir et blanc, le plus terrible de tous, ce personnage de travers, accroché on ne sait à quoi, tout nu, paradoxalement peut-être féminin, vu la taille des seins et le fait que nul phallus ne se dessine entre l'amorce des cuisses, le crâne chauve, les yeux exorbités, hurlant de toutes ses dents ! Criant sans doute, comme a dû le faire Sébastien Russo cheminant solitaire ? Si c'est oui, si c'est bien son cri libérateur et final, il n'aurait pu le dire mieux !!

 

          En même temps, bien que préoccupé par sa propre création, l'artiste, changé en "Seb" Russo, en est venu à élargir son point de vue : Puisque le monde officiel ne vient décidément pas vers les artistes situés dans la marge, voire les occulte dans les définitions de l'"Art contemporain", il s'est avisé d'aider ceux qui, comme il l'avait fait naguère, cheminent seuls, ceux qui n'ont ni galeries, ni lieux privilégiés, ni mécènes pour les aider dans leur démarche artistique. Et de créer une revue qu'il leur consacrerait. Ainsi résumait-il alors son point de vue concernant cette revue naissante : "En cette époque, je pense que la peinture doit être un amusement pour les yeux et une histoire que chacun de nous peut s’inventer. J’aimerais que mon projet artistique devienne aussi une manière de décorer les rues d’une ville. La couleur et les formes sont pour moi un moyen de transmettre mes joies et mes émotions diverses". 

           Le voilà devenu altruiste, soucieux de faire évoluer une publication qui se différencierait des revues traditionnelles, qui emmènerait ses participants en une démarche collective située hors des sentiers battus de la marginalité. 

          Cette décision réalisée, où se situe par rapport à l'Art singulier, cet ouvrage entièrement imaginé ? 

          Côté apparences, l'appellation s'est affranchie des définitions précédentes, puisqu'il a choisi "Les Détraktés" pour désigner les actuels marginaux qui se sont précipités dans cette ouverture. Et ce titre semble contenir toute sa démarche ; tiré, assurément, de la création préalable de sa revue "Trakt", qu'il précise en la définissant "Revue brute et singulière". En effet, le préfixe "dé" étant privatif, suggère : "qui est sorti de". Alors, sortie de sa revue "Trakt", toute cette mouvance qui tourne désormais autour de lui ? D'ailleurs, la revue elle-même, n'est-elle pas née d'un sentiment de manque, l'impression qu'aucune publication n'était prête à se consacrer exclusivement aux états d'âme des actuels non-conformistes ? En même temps, toujours côté apparences, Seb Russo n'affirme-t-il pas paradoxalement sa différence et son attachement au label singulier, en déclarant dans l'une de ses préfaces : "Comme un blues, bien rasé et tiré à quatre épingles, les pages se mêlent et s'entremêlent dans les couloirs des salles d'attente de l'art. L'art, vous avez dit ! l'art, et surtout les chemins de traverse de l'art, celui qui reste figé dans les sourires des grands élus, des grands galeristes, vous savez, l'Art brut ! Dès qu'on prononce "Art brut" : "Ah oui, l'art des fous !" L'art des marginaux, de ceux qui refusent le système, des inaccessibles de l'art des galeries, des grandes institutions qui se partagent le grand gâteau…" !

Et, côté désir final, il est évident que les Détraktés de Seb Russo, s'ils approuvent à deux mains cette scission, se sentiraient bien seuls face à la contemporanéité officielle, et qu'ils désirent rester blottis dans le giron singulier ; mais qu'ils y agissent dans la plus grande liberté, batifolant de page en page de la revue, se sentant à l'aise dans le côté chaleureux de toutes ces pages hors-les-normes…  Ce que le bon sens populaire définirait comme : "Vouloir le beurre et l'argent du beurre" !!

 

         Peu importe, donc, que les écrivains/lecteurs/et autres de la revue créée par l'audacieux Russo, aient étudié l'art ou soient autodidactes ! Mais chaque médaille a son revers. Ce serait manquer d'objectivité de ne pas voir que la Singularité est grandement menacée par ces nouveaux créateurs anomaux, qui, ne se contentent plus du seul plaisir de créer, mais reproduisent trop souvent (bien que s'en défendant) l’attitude des artistes et des voies officiels soucieux de réussite. Finalement, il semble que, quelle que soit sa position anarchique par rapport aux définitions de naguère, la volonté de Seb Russo soit avant tout de veiller à la convivialité et l'efficience de ses publications, et à ce que chaque numéro de Trakt apparaisse comme "une rencontre : rencontre des artistes, rencontre des histoires, rencontre des idées, rencontre des regardeurs… des rencontres qui entraînent bonheur et questionnement". Et que ces artistes que, bon an mal an, rien ne détourne (à ce jour) de leur monde marginal, s’expriment en toute liberté et livrent leur monde intérieur à qui veut prendre le temps de regarder leurs œuvres, de lire leurs textes.

 

Alors, le public qui, au fil du temps rejoindra les lecteurs de Trakt, ne doit pas s'attendre à trouver des publications bien corsetées, mais d'une fraîcheur, d'une rutilance toutes particulières, osant les expressions créatrices les plus inattendues, y déclinant à l’infini humour, souffrance, plaisir, quotidien et fantasmes, liberté et insolence. Et advienne que pourra !

       Jeanine RIVAIS

 

Anomal : qui n'est pas conforme à l'ordre général.